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IA et industrie : regards croisés sur l’usine du futur

Rédigé par Fanny Delacauw | 1/12/25 9:00

L’intelligence artificielle transforme profondément le monde de la production. Elle permet d’automatiser, d’optimiser et d’anticiper, dans un contexte où la compétitivité repose de plus en plus sur la donnée et l’efficacité.

Mais derrière cette course à la performance, l’importance est à la nuance : l’IA n’est pas une solution miracle, et son intégration réussie suppose une réflexion stratégique à long terme.

DigitalWallonia4.ai et le Digital Lab ont récemment organisé leur troisième conférence consacrée à l’intelligence artificielle, centrée sur un thème désormais incontournable : l’usine du futur. De la maintenance prédictive à la robotique intelligente, les intervenants ont exploré les opportunités mais aussi les limites de l’IA générative dans le secteur manufacturier.

Quand l’IA devient un terrain de dialogue entre experts et praticiens

Au cœur de cet événement, Mieke De Ketelaere, ingénieure belge spécialisée en intelligence artificielle et auteure de Homme versus Machine (2020), récemment élue « IT Person of the Year », a ouvert la conférence avec une intervention consacrée aux cas d’usage concrets de l’IA générative dans l’industrie.

Son exposé a été suivi de tables rondes thématiques, où les participants ont pu échanger sur les bonnes pratiques et les conditions d’une adoption responsable de ces technologies.

Dans ce cadre, plusieurs entretiens ont été menés : avec la conférencière elle-même, mais aussi avec Céline Parente, HR & Projects Coordination chez Infopole, Yves Colinet, Expert IA & Data Monetization, ainsi qu’avec Marouene Oueslati, Senior AI Solution Architect & Deployment chez Sirris, qui animait l’une des tables rondes.

Mieke De Ketelaere : « L’IA doit entrer dans l’ADN de l’entreprise »

Pour Mieke De Ketelaere, la clé du succès réside dans une approche lucide : comprendre avant d’adopter, planifier avant d’investir, et former avant de déployer.

Une adoption de l’IA à deux vitesses

Selon Mieke De Ketelaere, la taille de l’entreprise reste déterminante dans la capacité à intégrer l’intelligence artificielle. Les grands groupes, comme GSK ou Nivea, disposent déjà des ressources nécessaires : équipes de data scientists, infrastructures et budgets conséquents. Les plus petites structures, elles, avancent souvent plus lentement, faute de moyens.

Cependant, la conférencière nuance : l’IA générative bouleverse ce rapport de force. Autrefois réservée aux grandes organisations capables de construire leurs propres modèles, elle est aujourd’hui accessible à tous. Les outils disponibles sur le marché – de la reconnaissance de documents à l’automatisation de processus – permettent désormais aux PME d’intégrer l’IA sans infrastructure lourde ni équipe dédiée. L’enjeu n’est plus technique : il devient stratégique et culturel.

Démystifier l’IA : un prérequis essentiel

Pour la conférencière, la principale barrière à l’adoption de l’intelligence artificielle n’est pas le coût ni la technologie, mais la méconnaissance, renforcée en partie par certains médias, qui « rêver les gens [en prétendant] que l'IA sait tout faire ».

Elle compare la compréhension nécessaire de l’IA par une industrie à celle d’un micro-ondes : inutile d’en connaître la physique pour l’utiliser, mais il faut savoir ce qu’on peut ou non y placer. Cette analogie illustre bien son approche : toute entreprise doit atteindre un niveau minimal de culture de l’IA, partagé par l’ensemble des collaborateurs.

Autrement dit, pour réussir, l’IA ne doit plus être cantonnée au département informatique. Elle doit entrer dans l’ADN de l’organisation, et devenir un langage commun entre métiers, équipes techniques et direction.

Les freins à lever : précipitation, absence de base, manque d’éthique

L’experte met en garde contre une erreur fréquente : vouloir aller trop vite.

Beaucoup d’entreprises se lancent dans des projets d’IA sans avoir posé les fondations nécessaires : automatisation de base, indicateurs de performance (KPIs), données fiables et éthiques. Sans ces repères, il devient impossible de mesurer les résultats.

Elle insiste sur la démarche by design : sécurité, éthique, respect des droits humains et qualité des données doivent être intégrés dès la conception des projets.

Planifier pour mieux collaborer

Dans cette logique, la planification devient un exercice déterminant. Chaque industrie, chaque contexte, chaque processus possède ses spécificités : « La planification, c'est la différence entre l'entreprise A et l'entreprise B », précise-t-elle.

Mieke De Ketelaere prône une approche hybride, combinant données et raisonnement humain. L’IA peut aider à la prise de décision, mais elle ne peut pas tout remplacer : seule la collaboration entre les deux approches – logique algorithmique et jugement humain – permet de faire progresser l’entreprise.

Les bonnes pratiques : partir des objectifs et non de la technologie

Mettre en place l’intelligence artificielle nécessite avant tout de savoir pourquoi on le fait.

Mieke De Ketelaere recommande de commencer par définir des objectifs concrets : améliorer la qualité de production, renforcer la sécurité des opérateurs, réduire les coûts ou encore augmenter les revenus. Chaque objectif correspond à un ou plusieurs KPIs. L’enjeu est de les prioriser et de choisir des projets « pépites », de plus petite ampleur, à la fois accessibles et à forte valeur ajoutée : « On ne peut pas jouer sur tout ».

Il ne s’agit pas de lancer des « projets pour des projets », mais d’évaluer la complexité versus la valeur : parfois, de petites initiatives bien ciblées apportent davantage de résultats qu’un chantier de grande ampleur.

Pourquoi certains projets échouent

Une étude du MIT affirmait que 95% des projets d’IA échouent à atteindre leurs objectifs. Pour Mieke De Ketelaere, cette statistique, souvent relayée sans contexte, mérite d’être nuancée.

Le véritable problème n’est pas la technologie, mais l’organisation : méconnaissance des processus, mauvaise adaptation des équipes ou absence de réflexion sur les impacts humains.
L’IA peut parfaitement fonctionner en laboratoire ou chez le fournisseur, mais échouer sur le terrain si le contexte n’a pas été pris en compte.

Elle préfère parler d’un taux d’échec autour de 75%, tout en rappelant que ces difficultés sont avant tout liées à des questions de gouvernance et de culture d’entreprise, et non de performance technique.

L’IA comme alliée de l’humain

Enfin, elle invite à voir dans l’intelligence artificielle un levier d’aide et non de remplacement. Elle cite des environnements où son usage s’avère particulièrement pertinent : zones à risque, tâches nécessitant vigilance et rapidité, ou encore maintenance des machines où chaque arrêt coûte cher.

Combinée à des capteurs intelligents, l’IA devient une couche d’intelligence supplémentaire qui renforce la sécurité et la performance des équipes. Son rôle ? Épauler l’humain, le libérer de la contrainte et lui permettre de se concentrer sur ce qu’il fait le mieux : réfléchir, décider et innover.

L’avis des participants aux tables rondes sur l’IA et l’industrie

Lors des tables rondes organisées après la conférence, Céline Parente (HR & Projects Coordination – Infopole), Yves Colinet (Expert IA & Data Monetization) et Marouene Oueslati (Senior AI Solution Architect & Deployment – Sirris) ont partagé leurs réflexions sur l’adoption de l’IA dans les industries.

Tous trois ont observé un même constat : l’intelligence artificielle suscite de l’enthousiasme, mais demande encore beaucoup de structuration et de discernement avant de déployer pleinement son potentiel.

Des échanges riches et des visions croisées

Les discussions entre participants ont révélé la diversité des expériences face à l’IA.

Pour Céline Parente, la richesse des échanges reflète la variété des contextes d’application, même s’il « y a des choses qui reviennent à chaque fois finalement, dans le processus et l'utilisation de l’IA dans le processus de ces innovations ».

Yves Colinet pointe également un enjeu de société : la fracture numérique entre ceux qui maîtrisent les outils et ceux qui les subissent, notamment dans le monde de l’éducation, où enseignants et étudiants ne sont pas toujours sur un pied d’égalité face à l’IA générative.

De son côté, Marouene Oueslati rappelle que l’adoption varie fortement selon les secteurs, même si, comme il le partage : « On a conclu que tout le monde va s'y jeter. Tout le monde va tester ».

Des freins bien réels à l’adoption

Malgré l’engouement, plusieurs freins structurels subsistent.

La question de la gouvernance de l’IA est l’un des points centraux relevés par Yves Colinet : « Dans les grandes entreprises, clairement, un sujet de gouvernance de l'IA : qui ? quand ? pour quels usages ? avec quel impact ? »

À cela s’ajoutent les enjeux de confidentialité et de gestion des données clients, qui freinent parfois les déploiements internes : « Est-ce qu'on peut se permettre de travailler, de traiter les données clients avec l'IA à l’intérieur d'une entreprise sans savoir si elles ne vont pas sortir ? ».

Marouene Oueslati souligne quant à lui la disparité de maturité numérique entre organisations : « Certaines entreprises sont très poussées au niveau de l’utilisation des data. D’autres en sont encore au premier stade de la digitalisation, elles ne savent pas comment gouverner, stocker, gérer ou entraîner ».

Des usages déjà concrets dans l’industrie

Les témoignages recueillis montrent que l’IA est déjà bien implantée dans certaines entreprises wallonnes.

Céline Parente cite plusieurs exemples : « Autour de la table, il y en avait deux ou trois qui l'utilisent à certains niveaux de leur production, notamment tout ce qui est maintenance prédictive, conception du design ou production de pièces industrielles ». Elle mentionne également l’émergence de solutions locales adaptées à des métiers spécifiques : outils de prévision des pics de production, ajustement des cadences ou optimisation de la logistique.

Yves Colinet ajoute un cas d’usage de plus en plus répandu, à savoir l'enregistrement speech to text des réunions en ligne, qui permet de transcrire automatiquement les échanges et de gagner du temps dans le suivi et les rapports.

Conseils pour un passage à l’action réfléchi

Si l’IA attire, son implémentation doit être raisonnée. Pour Marouene Oueslati, il s’agit avant tout d’analyser les besoins réels avant d’investir : « Le premier conseil, c'est qu'aujourd'hui on ne va pas déployer une technologie juste pour la déployer ».

La montée en compétence passe aussi par la curiosité et la formation : participer à des conférences, comprendre les cas d’usage, tester à petite échelle avant de généraliser.

Un enthousiasme mesuré mais bien présent

Tous s’accordent : l’intérêt pour l’IA est indéniable. Mais il reste un écart entre la volonté d’agir et la capacité à le faire. Marouene Oueslati le résume bien : « Il y a de l’enthousiasme, mais entre “je veux faire” et “comment faire”, il y a un gap que j’ai senti aujourd’hui ».

En conclusion, l’IA ne transforme pas seulement les machines, mais aussi la manière de penser et d’organiser le travail.

Pour Mieke De Ketelaere, le succès de cette transformation repose sur la connaissance, la prudence et la collaboration. Les échanges de cette journée l’ont confirmé : l’IA viendra renforcer la capacité de l’humain à innover, anticiper et décider, à condition de laisser le temps à la compréhension et à la collaboration avant de passer à l’action.

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